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[Fsfe-france] Re: [Patents] Reponse du ministre de l'industrie par rappo


From: Francois PELLEGRINI
Subject: [Fsfe-france] Re: [Patents] Reponse du ministre de l'industrie par rapport aux brevets logiciels
Date: Fri, 14 May 2004 14:13:33 -0000
User-agent: Mozilla/5.0 (X11; U; Linux i686; en-US; rv:1.4) Gecko/20030630


Il est ici :

http://lesservices.service-public.fr/mod_res/m_fserv.htm?DN=ou%3DB170101%2C+ou%3DJA01%2C+ou%3Dcentrale%2C+ou%3Dstructures%2C+ou%3Draf%2C+o%3Dgouv%2C+c%3DFR&P_PREC=national3

(Google le trouve facilement)

Vous pouvez donc meme lui téléphoner
pour poursuivre la discussion.
En attaché quelques arguments sur
la question...


                        f.p.


Denis Chalon wrote:
[...]
Il s'agit de Pierre Valla:
Pierre Valla
Ministère délégué à l'Industrie
Sous-direction de la Normalisation, de la Qualité et de la Propriété 
Industrielle.

Analyse juridique de la brevetabilité logicielle

Pourquoi la question des brevets logiciels est mal posée

Les partisans de la brevetabilité logicielle justifient celle-ci par la nécessité de protéger la partie logicielle qui est de plus en plus présente au sein des biens matériels innovants, et pour laquelle le régime du doit d'auteur n'offre pas selon eux de protection suffisante.

Un exemple couramment abordé par les membres des offices de brevets est celui d'une machine à laver nouvelle, en ce qu'elle lave mieux le linge, le programme de lavage innovant étant mis en oeuvre au moyen d'un ordinateur. Le logiciel exécuté par cet ordinateur serait donc, dans ce cadre, à l'origine de la contribution technique apportée par cette nouvelle machine, et devrait donc être couvert par les revendications du brevet.

Ce cas d'école sert de base conceptuelle pour postuler l'existence de logiciels « techniques », par opposition aux logiciels « en tant que tels », qui ne seraient, eux, pas brevetables, car ne produisant pas de contribution technique.


Cependant, le postulat de l'existence d'une discrimination possible entre logiciels « techniques » et « non techniques », basée sur l'examen de leurs effets, que nous appellerons la « doctrine de la technicité logicielle », ne peut tenir face à une analyse rigoureuse.

Dans le cas pré-cité de la machine à laver, l'effet technique est l'optimisation du lavage du linge par la machine. Cet effet est obtenu par l'application d'un procédé de lavage innovant, consistant en l'adjonction de lessive à tel ou tel moment du cycle de lavage, par la réalisation d'un meilleur brassage de l'eau et du linge, etc., toutes opérations effectuées par la machine dans le monde matériel. Le logiciel de contrôle de la machine, lui, ne fait que mettre en oeuvre ce procédé innovant de lavage, mais n'en est pas la source. C'est le procédé qui est innovant et produit l'effet technique souhaité, et non le logiciel.

Un logiciel, exécuté par un ordinateur, ne fait que manipuler des quantités symboliques selon un programme pré-établi, indépendamment de la manière dont ces quantités symboliques sont matérialisées à l'intérieur de l'ordinateur qui exécute le programme (électrons, photons, moments magnétiques, états quantiques, etc). L'ordinateur, pour interagir avec le monde physique, a besoin de périphériques, destinés à matérialiser les quantités symboliques manupilées par le programme en actions physiques sur le monde extérieur : activation d'un servo-commande, émission d'une information lumineuse déterminée sur un afficheur, etc. Le logiciel de pilotage de la machine à laver peut ainsi être exécuté sur un simulateur, et s'exécuter de façon identique à celle dont il le ferait au sein de la machine à laver, sans pour autant provoquer l'effet technique attendu. C'est donc que l'effet technique est indépendant du logiciel considéré, mais réside dans la mise en oeuvre effective du procédé.

Le législateur avait déjà analysé cette situation pour en tirer les conséquences qui s'imposent, et autoriser la revendication de procédés industriels. Le fabricant de machines à laver innovantes peut donc revendiquer son procédé de lavage innovant et la machine qui le réalise sans avoir besoin le moins du monde de brevets logiciels.


Remarquons pour conclure qu'un logiciel additionnant deux quantités de réactifs dans les cuves d'un réacteur chimique pourrait être considéré comme technique selon la doctrine de la technicité logicielle, mais ne le serait pas s'il s'agissait d'additionner les soldes de deux comptes bancaires d'un client, alors qu'il s'agit bien de la mise en oeuvre du même processus.


On ne peut pas, de même, considérer qu'un logiciel produit un effet technique lorsqu'il « permet d'effectuer des opérations plus rapidement » ou « améliore l'efficacité d'un ordinateur ». Remarquons tout d'abord que cette doctrine est encore plus radicale que celle de la technicité logicielle, en ce qu'elle permettrait de considérer comme « technique » tout logiciel offrant de meilleures performances de traitement que les logiciels existants, sans référence à un problème donné, ou plutôt en considérant que toute utilisation d'un ordinateur constitue en soi une application technique.

L'efficacité réelle d'un algorithme donné étant entièrement dépendante de l'architecture de la machine sur laquelle il a été implémenté et s'exécute, les caractéristiques prétendument techniques d'un algorithme ne lui sont donc pas liées, mais sont basées sur l'adéquation entre le matériel sous-jacent et des considérations d'implémentation qui appartiennent au domaine du droit d'auteur, car spécifiques à chaque réalisation particulière de logiciel pour une architecture donnée. La considération d'efficacité accrue n'est donc pas opérante pour définir une frontière stable entre logiciels prétendument « techniques » et « non-techniques ».

L'impossible formalisme de la doctrine de la technicité logicielle

L'impossibilité conceptuelle à discriminer entre logiciels « techniques » et « non techniques » voue d'avance à l'échec toute tentative de mettre cette discrimination en oeuvre au sein de textes législatifs. Un exemple flagrant de cet échec est le texte proposé par la présidence Irlandaise qui, tout en se défendant d'autoriser une brevetabilité logicielle totale, arrive effectivement à ce résultat.

Le Considérant 7b, censé restreindre la brevetabilité logicielle, est contredit par le Considérant 13 et l'Article 2b qui disent explicitement qu'un logiciel peut à lui seul effectuer une « contribution technique », et par l'Article 5b qui autorise le brevetage de logiciels effectuant de tels « contributions techniques ». Ces articles permettent à n'importe quel déposant de breveter tout type de logiciel, car ceux-ci sont toujours créés pour résoudre un problème donné. Ainsi, M. David Sant, représentant officiel de l'Office Européen des Brevets auprès des institutions européennes, a confirmé dans une conférence au Parlement Européen l'interprétation officielle de l'OEB, qui attribue une contribution technique à toute situation dans laquelle on peut dire qu'il faut considérer des facteurs techniques avant de commencer à programmer, situation dans laquelle se retrouvent tous les concepteurs de logiciel, et qui rend inopérant l'Article 4a censé limiter la brevetabilité logicielle aux seuls logiciels prétendument « techniques ».


Le choix du législateur ne peut donc, en l'espèce, être en demie-teinte : ou bien il assume pleinement la mise en place d'un régime de brevetabilité logicielle totale, ou bien il la rejette entièrement, à l'image de la doctrine élaborée par le Parlement Européen lors du vote de la directive en première lecture, qui rejette les revendications logicielles, tout en autorisant le brevetage d'inventions matérielles et de procédés recourant à des logiciels pour leur mise en oeuvre, ce qui était déjà le cas par le passé, puisque c'est là même le sens de l'Article 52.2 de la Convention Européenne du Brevet.

Ce choix binaire, aux conséquences économiques et stratégiques considérables, ne peut donc se faire à la légère, d'autant plus que l'extension de la brevetabilité au logiciel serait en pratique irréversible.

Les brevets logiciels sont-ils juridiquement nécessaires ?

Certains acteurs du dossier excipent de l'Article 27 des accords ADPIC, qui requièrent l'existence de brevets pour tout domaine de la technique, pour justifier la nécessité juridique des brevets logiciels.

Comme l'a souligné M. Paul Hartnack, Comptroller General de l'Office des Brevets du Royaume-Uni, cette interprétation n'est pas la seule possible. On peut considérer, comme la Commission et le Conseil l'ont fait dans leurs propositions de directive, que le logiciel est intrinsèquement technique, et que donc l'Article 27 d'ADPIC oblige à disposer de brevets logiciels. On peut tout aussi considérer, comme l'a fait le Parlement Européen, que le logiciel n'appartient pas au domaine de la technique mais à celui des oeuvres de l'esprit, et donc au delà de la portée de l'Article 27 d'ADPIC.

Ici encore, toute latitude est laissée au politique pour trancher, car le choix entre les deux doctrines reste possible.

Brevetabilité logicielle et droit d'auteur sont exclusifs

Jusqu'à présent, les régimes du droit d'auteur et du brevet avaient coexisté sans conflit, leurs objets étant différents, puisque le droit d'auteur s'attachait à la protection des auteurs d'oeuvres individuelles, tandis que le brevet s'attachait à la protection des inventeurs de procédés innovants mis en oeuvre au sein d'appareils (non uniques) permettant de résoudre un problème donné.


L'extention du système des brevets aux logiciels constitue le premier empiètement majeur sur le régime du droit d'auteur, dans lequel le législateur avait, après mûre réflexion, fait entrer le logiciel. Cette assimilation était somme toute naturelle car le logiciel, tout comme le livre, consiste en la production d'une oeuvre textuelle originale (le code source du programme), résultant de la mise en forme d'idées élémentaires simples. Pour un roman d'aventures, ces idées élémentaires peuvent être : « scène d'amour sur un balcon », « jumeaux se faisant passer l'un pour l'autre », etc. Pour le logiciel, ce peuvent être : « tri alphabétique dans une liste », « affichage d'une barre de progression pour faire patienter l'utilisateur », etc.

À la différence du droit d'auteur, qui protège l'oeuvre finale, le brevet logiciel, qui protège contre l'imitation des caractéristiques, permet de protéger ces idées individuelles, et donc d'empêcher quiconque de réaliser un programme mettant en oeuvre une idée protégée. Ceci reviendrait dans le cas du livre à pouvoir revendiquer des idées élémentaires comme la scène d'amour sur un balcon, alors que pourtant la même idée donne lieu a des réalisations très différentes, comme les scènes de Roméo et Juliette et celle de Cyrano de Bergerac, qui ne sont pas des plagiats l'une de l'autre.


Le brevet logiciel, en premettant à son détenteur de revendiquer les idées élémentaires, constitue donc un outil anti-concurrentiel extrêmement puissant, car le détenteur d'un unique brevet peut exiger l'arrêt de la commercialisation de tous les logiciels implémentant cette idée, quels qu'en soit les domaines d'application.

En ce sens, la brevetabilité logicielle peut être considérée comme contrevenant aux accords ADPIC et OMPI. En effet, l'Article 10 d'ADPIC stipule explicitement que les logiciels doivent être régis par le régime du droit d'auteur, et l'Article 13 d'ADPIC, tout comme l'Article 10 de l'accord OMPI, que l'on ne peut systématiquement porter préjudice aux intérêts légitimes des ayant-droits. Or, le fait de considérer les logiciels comme brevetables porte effectivement atteinte au droit des auteurs, puisque l'auteur d'un logiciel original peut être empêché de le diffuser au prétexte que ce logiciel violerait un ou plusieurs brevets logiciels, sans que des considérations d'exceptions comme l'atteinte à la morale publique puissent être invoquées. De plus en plus de créations artistiques faisant intervenir des logiciels (les jeux vidéo, par exemple), les occasions de conflit ne peuvent donc que se multiplier, au détriment de la création dans les industries concernées.

Même si l'on peut arguer que ces articles d'ADPIC ne s'appliquent qu'aux seules exceptions que le législateur pourrait introduire au sein même du droit d'auteur, il n'en reste pas moins que, vis-à-vis de l'esprit de ces traités, la création de toutes pièces de la brevetabilité logicielle, en dehors de toute nécessité juridique, a plutôt un effet déstructurant que structurant sur les différents régimes de propriété intellectuelle existant à ce jour, et nul ne sait quelles pourraient être les conséquences à long terme de l'extension du régime de la brevetabilité à des domaines pour lesquels il n'avait certainement pas été conçu, ni pour lequel il n'a de justification économique.


La décision d'introduire les brevets logiciels revient à répondre implicitement à la question de savoir qui du système des brevets ou du droit d'auteur doit avoir la prééminence, sans aucune possibilité de débat ni pouvoir vérifier la validité de cette approche.

Le système du droit d'auteur était orienté vers la protection des oeuvres existantes, déjà accessibles au public puisque déjà créées, l'existence de la protection permettant justement de régler de façon contractuelle les modalités d'accès du public à ces oeuvres.

Le système du brevet logiciel permet, lui, de revendiquer une idée, indépendamment du fait qu'il existe déjà ou non des réalisations concrètes mettant en oeuvre ces idées et pouvant bénéficier au public.

Dans le cas du logiciel, privilégier le brevet par rapport au droit d'auteur équivaut donc à privilégier les comportements défensifs et anti-concurrentiels inhérents aux brevets, basés sur l'exclusion et l'obtention de rentes, par rapport au comportement actif du créateur d'oeuvres originales mettant celles-ci à la disposition du public dans un cadre de libre concurrence.

Analyse économique de la brevetabilité logicielle

L'analyse juridique de la brevetabilité logicielle présentée ci-dessus a permis de montrer qu'il n'existe aucune obligation juridique, par les traités internationaux ADPIC par exemple, de les créer ; bien au contraire même, l'existence des brevets logiciels est créatrice d'incohérence et d'insécurité juridique pour les ayant droits de logiciels. La décision de disposer ou non d'une brevetabilité logicielle totale au niveau de l'Union Européenne peut donc être librement décidée sur la base des seuls critères économiques et stratégiques.


Une autre conséquence de cette analyse est que, contrairement à ce qu'annoncent les rédacteurs de la directive, les conditions de brevetabilité logicielle en Europe seront bien similaires à celles en vigueur aux États-Unis, ce qui fait que la situation actuelle des États-Unis en la matière consitue l'exact reflet de ce qu'elle sera en Europe si la version de la présidence Irlandaise de la directive était acceptée.


Remarquons également que, au vu de cette analyse dont les bases conceptuelles sont simples et accessibles à toute personne un tant soit peu familière avec le domaine, on peut légitimement s'interroger sur l'apparente ingénuité des rédacteurs de la directive à vouloir faire croire à l'existence d'une séparation entre logiciels techniques et non techniques. Si on leur accorde un minimum de crédit, on arrivera à la conclusion qu'ils ne peuvent qu'être au courant de cette impossibilité, et il faut alors s'interroger sur leur motivation à vouloir légitimer la brevetabilité logicielle totale fut-ce au prix d'une entorse à la vérité.

Si le simple parti pris idéologique ne peut être écarté, il n'est pas suffisant pour rendre compte de l'ensemble des comportements observés. On ne peut donc que constater l'existence d'une collusion d'intérêts économiques entre les dirigeants des offices de brevets, les membres des différentes commissions d'experts sollicitées pour la rédaction de la directive, et les responsables des services juridiques de quelques grandes entreprises, dans le but avéré de donner à ces dernières les armes juridiques anti-concurrentielles les plus efficaces possibles, sachant que les services juridiques de ces entreprises sont les plus gros clients des offices de brevets, qui eux-mêmes vivent des redevances sur les brevets acceptés, et qu'il existe une grande porosité professionnelle entre ces trois milieux.

Revendications logicielles, interopérabilité, et monopoles

L'analyse du texte de la version de la directive proposée par la présidence Irlandaise montre que ce texte fait une part très importante à la possibilité de créer et maintenir des monopoles sur des pans entiers de l'industrie informatique, sans aucune contrepartie pour le consommateur.

L'Article 5b de ce texte introduit les revendications de programmes, qui permettent de poursuivre tout créateur, vendeur, ou utilisateur de logiciel, pour peu qu'un brevet ait été accordé sur l'une des idées élémentaires que ce logiciel implémente. Ceci permettrait aux grandes entreprises disposant de services juridiques étoffés d'effrayer les utilisateurs potentiels de logiciels concurrents, avant même le recours aux tribunaux, distordant ainsi la concurrence de façon insidieuse.

Ce texte nie également tout droit à l'interopérabilité. L'Article 6 ne fait que maintenir les exceptions de rétro-ingénierie et de décompilation prévues par la directive de 1991 sur la protection du logiciel par le droit d'auteur. Mais alors que ces exceptions sont suffisantes dans le contexte du droit d'auteur, elles sont sans effet dans le contexte des brevets, puisque tout fabricant de logiciel réimplémentant, dans un but d'interopérabilité, des méthodes de traitement d'un format de fichier breveté serait en contrefaçon du brevet.


Le mode de création du logiciel, basé sur l'innovation cumulative, et le cycle de développement très court de cet industrie, ne permettent pas de plus de justifier l'existence d'un système des brevets jugé coûteux, lourd et lent.

En effet, à la différence d'avec le monde matériel, le temps nécessaire à un concurrent pour imiter un logiciel est à peine plus faible que le temps pris pour développer le logiciel original, car le développement proprement dit constitue l'activité la plus coûteuse en comparaison du simple fait d'avoir l'idée du logiciel, ce qui fait que dans ce marché très réactif les innovateurs initiaux ont le temps de tirer le bénéfice de leurs produits avant qu'un compétiteur ne se présente.

De plus, un tel compétiteur ne peut gagner des parts de marché que si son produit est de meilleure qualité, apporte des innovations supplémentaires, ou bien est moins cher que le produit original, ce qui ne peut se faire, comme les coûts de développement sont identiques d'après ce qui précède, que si le prix de vente du produit original était trop élevé. La preuve en est que, sur un segment de marché donné, un produit de bonne qualité et à un prix raisonnable a peu de compétiteurs.

Ainsi, sans brevets logiciels pour construire des monopoles, la compétition, l'innovation, et les consommateurs sont favorisés. Ces consommateurs sont à la fois les particuliers et les entreprises de toutes tailles et de tous secteurs d'activité, car l'impact des technologies de l'information sur la productivité affecte tous les secteurs de l'économie.

Pour conclure, notons que le brevet n'apporte de même aucune information qui ne soit déjà publique, puisque les fonctionnalités du logiciel protégées par le brevet apparaissent naturellement à l'usage de ce logiciel, permettant à tout « homme de l'art » d'en saisir le fonctionnement. Remarquons de plus que le jargon utilisé pour rédiger ces brevets est en général incompréhensible pour tout informaticien, et d'un niveau technique si bas qu'il n'apporte aucune information utilisable en pratique, puisque le but de la rédaction du brevet est d'être la plus généraliste possible afin de bloquer le plus de compétiteurs possible.

La menace économique des brevets logiciels pour l'industrie informatique européenne

Selon un rapport du Commissariat général au Plan français datant de 2002, l'économie du logiciel en France repose pour l'essentiel sur de petites structures. Ainsi, 58 % des 28 500 entreprises du secteur comptent deux employés au maximum. Ces chiffres sont à peu près équivalents en Allemagne et dans les autres pays de l'Union. Les Petites et Moyennes Entreprises du secteur du logiciel représentent plus de 70 % des emplois et de la richesse produite par ce secteur en Europe, sans compter les services informatiques des grandes entreprises industrielles et de services (banques, assurances, etc) contribuant pour une très grande part au développement de logiciel "maison", qui ne sera jamais distribué commercialement, mais pourraient néanmoins faire l'objet d'attaques en contrefaçon de brevet logiciel.

Les petites entreprises sont en moyenne plus innovantes, plus réactives, et plus enclines à baser leur développement sur la création de nouveaux produits plutôt que sur un système établi de rentes monopolistiques. De fait, puisque les PME du logiciel représentent la majorité économique du secteur, et un vivier de créativité nécessaire au développement de technologies nouvelles, c'est à leur profit que doivent être conçues les règlementations.


Concernant l'introduction de la brevetabilité logicielle en Europe, ce même rapport du Commissariat Général au Plan voit dans la « décision abrupte d'extension de la brevetabilité aux logiciels[...] des dangers réels pour l'industrie européenne, du fait du déséquilibre considérable qui existe entre les États-Unis et l'Europe en la matière », et précise que « Seule la paix armée qui prévaut actuellement, du fait de l'incertitude juridique qui entoure la notion de brevet de logiciel, explique en effet que les brevets existants [les 30 000 brevets logiciels douteux déjà déposés à l'OEB] ne soient pas plus fréquemment utilisés. »


Un système d'incitation à l'innovation ne peut être efficace que s'il encourage effectivement la production de produits finis bénéficiant aux citoyens et donc à la société dans son ensemble. En revanche, la monopolisation des concepts amont défavorise la production de tels biens, car il est alors plus rentable pour un acteur économique ayant breveté un concept d'obtenir des royalties vis-à-vis des entités prenant le risque commercial de réaliser les produits finis, plutôt que de concevoir lui-même de tels produits et de risquer de se trouver en butte aux attaques de la part de ses semblables. Ainsi, plus la portée du brevet est large et étendue dans le temps, et plus on encourage les comportements de prédation, l'absence de prise de risque, au détriment de l'innovation. Dans le cas du logiciel, la durée minimale de 20 ans, qui serait imposée par les accords ADPIC si l'on considérait le logiciel comme brevetable, représente plus de 10 fois la durée de vie commerciale moyenne d'un logiciel, ce qui n'a économiquement aucun sens, car cela bloque les développements ultérieurs d'autres innovateurs, qui doivent, pour pénétrer le marché, acquitter des royalties sur des idées de base dont le coût de développement, si tant est qu'il y en ait eu un, a déjà été maintes fois remboursé.

Au mieux les grands acteurs passent-ils entre eux des accords d'échanges de portefeuilles de brevets, ce qui leur permet de se croire dans un monde sans brevets, mais ceci a plusieurs effets pervers. D'abord, quel intérêt économique y a-t-il pour ces entreprises, donc pour leur clients et par extenion pour la société dans son ensemble, à financer le dépôt de brevets servant à contrer l'existence d'autres brevets, alors que l'absence de brevets reviendrait exactement au même ? Ensuite, à l'issue de tels échanges, les seules entités ayant à supporter le coût des licences sont les petites et moyennes entreprises innovantes, qui ne peuvent ainsi accéder aux marchés qui rentabiliseraient leurs investissements. Le système fonctionne donc exactement à l'opposé de comme il le devrait, pénalisant abusivement les PME.


Les brevets logiciels sont de plus un danger pour les investisseurs. Sans brevets, tout investisseur est certain de pouvoir commercialiser les logiciels qu'il a financé, et donc d'avoir un retour sur investissement si ces produits trouvent un marché. Avec un système de brevets logiciels, tout logiciel économiquement valable est attaquable, et le retour sur investissement est plus incertain. La très récente étude exhaustive menée aux États-Unis sur plus de 130.000 brevets logiciels et 1600 entreprises étasuniennes entre 1976 et nos jours a montré que les dépenses en brevets logiciels se sont substituées à plus de 10 % des dépenses de R&D des entreprises, au niveau national. Lors d'auditions de la Federal Trade Commission sur le sujet, certains dirigeants d'entreprises étasuniens ont même indiqué qu'ils allaient consacrer jusqu'à 35 % de leurs dépenses de Recherche et Développement à se constituer des portefeuilles de brevets logiciels afin de tenter de se prémunir contre des attaques en contrefaçon, sans que ces coûteux portefeuilles les protègent aucunement des frais de contentieux élevés qu'un concurrent pourrait vouloir les voir débourser, au détriment de leur compétitivité à moyen et long terme.

Dans ce contexte, il est légitime de penser que, parce que le marché permettant le meilleur retour sur investissement sera une Europe sans brevets logiciels, les entreprises les plus à même d'y réussir seront les entreprises européennes, plus proches de leur clients, et plus à même de fournir les efforts de R&D nécessaires. Toute entreprise basant son développement logiciel aux États-Unis peut faire l'objet d'une attaque en contrefaçon sur la base des brevets logiciels étasuniens, puisque les développeurs codent, sciemment ou non, des algorithmes brevetés sur le sol étasunien. En revanche, les développeurs européens seront libres de réaliser leurs logiciels sans contraintes. Ainsi, une Europe sans brevets logiciels peut même réussir à attirer des entreprises étasuniennes soucieuses d'y pérenniser leurs développements, renversant le sens des flux migratoires des informaticiens.

Remarquons d'ailleurs que rien n'empêche une entreprise européenne de déposer des brevets aux États-Unis pour essayer d'augmenter ses chances de pénétrer ce marché. Cet investissement est minime en comparaison de celui à réaliser pour obtenir des brevets européens, et sans commune mesure avec le tribut que les PME européennes devraient verser aux grandes entreprises étasuniennes si les brevets logiciels étaient légalisés en Europe.

Analyse stratégique de la brevetabilité logicielle

Les brevets logiciels, instruments de la puissance étasunienne

Le brevetage des algorithmes peut être considéré comme entrant dans la stratégie globale des États-Unis pour la conservation de leur domination technique mondiale. À chaque fois (pour les gènes, l'informatique, les services, et la connaissance, prochain enjeu stratégique majeur), on retrouve le même schéma : extension implicite du système de brevets américain (par simple laisser-faire vis-à-vis de l'USPTO) au nouveau secteur prometteur et jugé stratégique ; pressions gouvernementales et internationales (par la signature de traités internationaux contraignants à terme) afin d'étendre à d'autres nations le système des brevets dans ce domaine ; puis extension aux autres nations des brevets américains pris antérieurement, afin de contrôler globalement l'innovation et ses retombées. Il s'agit également à chaque fois d'empêcher l'émergence du bloc européen, en freinant son accession à un statut d'indépendance dans les domaines génétique, logiciel, et éducatif.

Des situations analogues se sont produites dans les domaines aéronautique et spatial. Dans ce dernier cas, le désir de monopole étasunien a clairement été matérialisé par la « doctrine Nixon », qui exigeait qu'il n'y ait pas d'autre lanceur spatial occidental qu'étasunien. Il a fallu à chaque fois une volonté politique forte de l'Europe, et une bonne compréhension des intérêts stratégiques sous-jacents en termes de pénétration économique et culturelle, pour y résister. Une résistance de même nature est nécessaire pour garantir l'indépendance d'accès de l'Europe à l'espace informationnel.

Le futur de l'industrie informatique européenne

Comme on l'a vu plus haut, pour continuer à maintenir dans la zone Europe une industrie performante informatique, il convient de protéger la capacité à réaliser des logiciels, et non monopoliser les fonctions logiques abstraites que ces logiciels implémentent, car seule l'acteur dominant du marché peut profiter de ce monopole.

La justification du besoin de disposer de brevets logiciels par la nécessité de contrôler l'innovation amont, tout en délocalisant la production effective des biens matériels vers des pays émergents comme la Chine ou l'Inde, n'est donc pas viable à terme.

En effet, ceci conduirait à réduire de façon significative le nombre d'emplois européens, transformant les « grandes » entreprises prétendument européennes (le récent partenariat entre Siemens et Microsoft sur la mise en commun de leurs portefeuilles de brevets logiciels peut laisser planer un doute quant à la position de Siemens vis-à-vis de l'existence d'une industrie informatique européenne indépendante) en sociétés financières employant des ouvriers des pays émergents pour fournir les consommateurs européens en produits dont les bénéfices des ventes iront majoritairement à des actionnaires non-européens. Les soldes des emplois et des mouvements de capitaux créés seraient ainsi à terme négatifs pour la zone Europe.

Imaginer que des pays comme la Chine et l'Inde resteront les exécutants dociles de bureaux d'étude et de recherche européens, sous prétexte que ceux-ci détiendraient les brevets sur les technologies mises en oeuvre, est irréaliste. Vu les efforts d'éducation entrepris par l'Inde et la Chine, et le très faible coût de leur main d'oeuvre ouvrière, mais aussi scientifique, il est plus économique pour ces pays de redévelopper leur propre technologie que de payer au prix fort les licences de tels brevets. L'intérêt de ces pays est, à l'heure actuelle, en profitant du savoir accumulé du fait des délocalisations des sites de production, de redévelopper à bas coût leurs propres technologies, et de les breveter à leur tour. Ces brevets leur garantiront le monopole sur leurs propres marchés nationaux, de plusieurs milliards de consommateurs au total, et non encore saturés, à la différence des marchés européen et nord-américain. Ces marchés ne pourront pas être pénétrés par les entreprises occidentales car celles-ci, pour pénétrer ces marchés et pour cela accéder aux brevets « locaux » protégeant les technologies locales, devront consentir à l'échange de leurs portefeuilles de brevets, qui ne leur seront donc plus d'aucune utilité, et auront toujours à amortir le coût d'une recherche et développement plus coûteuse. L'étape suivante sera donc que ces grandes entreprises, qui n'auront plus d'« européennes » que leur siège social, délocalisent elles aussi leurs laboratoires de recherche et développement, contribuant à l'apauvrissement scientifique de l'Europe. Il est donc dangereux de leur faire confiance et de relayer, au nom de l'Europe, leur demande de plus de « propriété intellectuelle », qui ne sert en fait que les intérêts privés immédiats de leurs actionnaires au détriment des intérêts à long terme de l'Europe.

Les mécanismes monopolistiques comme les brevets ne favorisent que les acteurs dominants. Les États-Unis n'ont pu ainsi émerger rapidement vis-à-vis de l'Europe, au début du vingtième siècle, qu'en violant allègrement nombre de brevets européens, comme en atteste la presse de l'époque, sans avoir à encourir les sanctions qu'il est maintenant possible de demander auprès des instances internationales. Au vu du déclin du financement de la recherche en France, et également en Europe, il n'est pas raisonnable de penser que l'Europe puisse prospérer dans un tel cadre, prise en étau entre la puissance industrielle encore supérieure mais déclinante des États-Unis, et la puissance croîssante des pays émergents comme la Chine et l'Inde.

Le seul moyen pour l'Europe de continuer à exister scientifiquement consiste à prôner l'ouverture et la collaboration, pour mutualiser les développements et, par ce faire, abaisser le coût global de sa recherche, lui permettant ainsi de ne pas avoir à la délocaliser, et lui permettant de conserver des pôles d'excellence scientifique sans pour autant avoir à maintenir le coût de recherches de pointe dans l'ensemble des domaines considérés. La période de progrès technique que nous connaissons est la continuité de près de quatre cents ans de libre diffusion de la connaissance, succédant aux habitudes de secret mathématique prévalant depuis l'Antiquité et jusqu'avant la Renaîssance. Il est aberrant que certains puissent prôner un retour à la parcellisation de la connaissance en faisant passer cette régression historique pour un progrès.

Pour conclure, on ne peut que s'interroger sur le bénéfice pour l'Europe à adopter une législation prétendument censée la favoriser vis-à-vis des États-Unis et du Japon, alors que justement ces mêmes États-Unis font régulièrement pression sur les instances européennes pour qu'ils la votent. Seraient-ils masochistes à ce point ?



Dernière mise à jour : 13 mai 2004
Auteur : François PELLEGRINI


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